« Chèques cassés » : les banquiers clandestins brassaient des centaines de millions de francs

Les gendarmes viennent de mettre à jour un système bancaire parallèle pratiqué par deux commerçants de Dumbéa qui acceptaient d’échanger les chèques des clients contre du liquide, moyennant une commission. L’affaire est hors-norme : plus de 650 millions de francs ont été illégalement encaissés et blanchis.

Vous les voyez à presque chaque coin de rue mais vous ne savez rien d’eux. Vous y faites parfois vos courses mais vous n’imaginez pas ce qu’il se passe dans l’arrière-boutique. D’après nos informations, les gendarmes de la Section de recherches de Nouméa viennent de clore une longue enquête visant deux commerces alimentaires de Koutio (Dumbéa), réussissant à démanteler la plus grosse fraude aux « chèques cassés » du pays.

L’affaire est hors-norme. Les montants colossaux. Pour parvenir à boucler ce dossier complexe et volumineux, il a fallu aux enquêteurs infiltrer un monde parallèle, aussi discret qu’opaque, qui brasse des centaines de millions de « cash » qui échappent au fisc et donc, aux caisses publiques.

La fraude aux « chèques cassés » n’est pas nouvelle. Les services spécialisés de la police et de la gendarmerie s’attèlent, depuis bien des années, à coincer les commerçants qui acceptent et encaissent des chèques (avec ou sans ordre) qui ne leurs sont pas destinés initialement, et ce, contre une remise de fonds en espèce moyennant une commission et une obligation d’achat. Tout le monde pense y trouver son compte : le client, qui ne dispose pas de compte bancaire, qui est interdit bancaire ou qui ne peut pas emprunter, peut ainsi repartir avec des espèces immédiatement sans passer par un établissement financier de la place. Le magasin, lui, « fidélise » la clientèle en l’obligeant à faire ses courses et empoche au passage une commission qui peut aller jusqu’à 40%, raflant un magot chaque jour un peu plus gros. Une pratique, voire même une « tradition », qui perdure mais qui est strictement interdite par la loi. On appelle ça, l’exercice illégal de la profession de banquier. Si des gérants ont déjà pu se faire épingler par le passé pour avoir transformé leurs épiceries en véritables machines à cash, cette fois-ci, le coup porté est rude. Et risque de faire du bruit. Car au fil des investigations financières et patrimoniales, les gendarmes de la Section de recherches ont ainsi découvert que derrière la devanture d’un commerce à l’apparence normale à Koutio, géré par une famille d’origine vietnamienne, se cachait une véritable banque occulte.

Une source proche de l’enquête dévoile ainsi que l’analyse bancaire a permis de découvrir qu’entre janvier et octobre 2021, 5571 chèques de société d’un montant supérieur à 30 000 francs (une somme importante au regard de ce type de commerce) ont été crédités sur le compte bancaire de la société pour un montant total de 420 millions de francs sans éveiller les soupçons. A chaque fois, les obligations d’achat varient entre 12,5 et 37% du montant du chèque.

Plus de 7000 chèques encaissés en trois ans

Au parquet, la magistrate en charge de ce contentieux, qui avait demandé quelques semaines plus tôt de contrôler une douzaine d’épiceries, comprend que ce commerce cache en réalité une officine clandestine qui échappe à tout contrôle. De nouvelles instructions sont données aux gendarmes qui leur permettent de prouver que la petite entreprise familiale a accepté 1818 chèques de sociétés (de plus de 30 000 francs) en à peine quinze mois (entre 2021 et 2022). « En moins de trois ans, le commerce a encaissé 7389 chèques, empochant illégalement une somme de 573 millions de francs », analyse une source judiciaire. Les fins limiers de la gendarmerie ont voulu en avoir le cœur net. Méthodiquement, ils ont pris attache avec les sociétés afin qu’elles leur indiquent le motif et le nom du bénéficiaire des chèques qui apparaissaient sur le compte bancaire de la supérette. Et à chaque fois, toujours la même réponse : les chèques ont été remis à un patenté, à un salarié ou à un intérimaire, jamais à l’ordre du magasin d’alimentation. Les auditions des clients révèlent aussi que les gérants n’avaient aucune difficulté à profiter de la misère humaine de travailleurs précaires et en situation financière difficile pour s’enrichir: « la particularité de cette fraude est qu’elle se fait au détriment de la classe sociale la plus en difficulté de notre société », met en avant Yves Dupas, le procureur de la République de Nouméa. Ses consignes ont été claires auprès des services d’enquête : cette pratique illégale ne doit plus prospérer au pays.

Des millions qui transitent sur les comptes

Étendues à un autre commerce d’alimentation de Koutio, les investigations vont offrir une nouvelle plongée vertigineuse dans ce business très lucratif avec ses propres codes. D’après nos informations, l’ampleur de la fraude est évaluée à plus de 110 millions de francs grâce à l’encaissement de 1666 chèques de société de plus de 30 000 francs. Les gendarmes ont établi que le banquier occulte avait profité du système en faisant transiter environ 60 millions de francs des caisses de la supérette vers son propre compte bancaire, ce qui pourrait constituer le délit de biens sociaux. « De 2020 à 2023, le chiffre d’affaires du commerce était supérieur à son chiffre d’affaires bancaire. Ce qui signifie que des achats ont été enregistrés en caisse mais que les paiements correspondants n’ont pas été déposés en banque », résume une source proche du dossier.

Après l’interpellation et le placement en garde à vue de l’ensemble des protagonistes de ce dossier, le parquet de Nouméa a décidé de poursuivre les investigations, notamment bancaires et patrimoniales. Le dossier pourrait être clôturé d’ici quelques semaines, ce sera alors au procureur de la République de décider de son orientation judiciaire.

Jean-Alexis Gallien-Lamarche

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