Le Procureur de la République de Nouméa revient sur les récentes saisies de cocaïne qui ont marqué l’actualité.
Vous avez récemment révélé le démantèlement d’un trafic de cocaïne et l’utilisation d’une mule qui s’était introduit un ovule de cocaïne et d’héroïne. Était-ce une première au pays ?
Yves Dupas : Effectivement, c’est un mode opératoire nouveau, d’autant plus qu’il a été utilisé sur, au moins, six voyages entre l’Europe et la Nouvelle-Calédonie moyennant une rémunération d’environ un million de francs par voyage. C’est donc, à ma connaissance, le premier dossier de ce type avec un mode opératoire structuré. Les services d’enquêtes étaient, jusqu’ici, confrontés à des acheminements par voie postale ou dans les bagages par voie aérienne sans recours à un tiers qui est amené à prendre des risques pour le commanditaire. Il faut bien dire que la Nouvelle-Calédonie n’est pas protégée par rapport aux différents modes opératoires utilisés par les trafiquants. Utiliser « une mule » existe ailleurs et depuis de nombreuses années. J’ajoute aussi, que « la nouveauté » dans ce dossier est l’utilisation de cocaïne liquide. On avait saisi de la drogue cachée dans des contenants sanitaires ou produits d’entretien, par exemple, mais de la cocaïne liquide dans une bouteille de vin constitue une première.
On constate une explosion des saisies de drogue de synthèse, notamment en matière de cocaïne. Peut-on dire que le territoire est confronté à un phénomène massif d’importation de cocaïne, par exemple ?
YD : Oui, le territoire calédonien connaît un phénomène d’importation plus important que par le passé mais ce sont nos moyens de détection, notre organisation dans l’exploitation des renseignements qui nous conduisent à saisir plus de produits que par le passé. Plusieurs exemples : concernant les colis postaux, les douanes ont mis en œuvre des moyens de contrôle et de détection largement supérieurs, ce qui permet de découvrir et de saisir des produits stupéfiants plus fréquemment. La police nationale, elle aussi, a réorganisé sa cellule de lutte contre les trafics et la gendarmerie a aussi des instructions claires de ne pas se limiter aux petites affaires judiciaires mais de mener des enquêtes approfondies qui demandent des surveillances physiques, des rapprochements à partir des renseignements, des interceptions téléphoniques et des auditions de témoins. On retrouve aussi une articulation et une collaboration plus efficace entre les services d’enquête. C’était une demande du parquet car nous devons nous appuyer sur des services mobilisés et mieux structurés. Il ne fallait pas abandonner ce contentieux. On a trop souvent entendu dire que la Nouvelle-Calédonie était protégée des drogues de synthèse.
Ce renforcement des moyens porte-t-il ses fruits ?
YD : L’année 2023, qui n’est pas encore achevée, présente des indicateurs à la hausse sur les saisies de stupéfiants. Prenons la cocaïne: 358 grammes saisis en 2022 par la douane, plus d’1,5 kilo en 2023. On retrouve aussi d’autres produits comme de la méthamphétamine, de la kétamine ou encore 35 grammes de Fentanyl, une drogue puissante qui fait des ravages aux États-Unis. Ce sont des statistiques intéressantes. Dans le Grand-Nouméa et en Brousse, les gendarmes ont découvert 33 kilos d’herbe de cannabis en 2023 (17 500 pieds arrachés) contre 19 kilos d’herbe (6000 pieds arrachés) l’an dernier. Cela représente (toutes les infractions liées aux stupéfiants) 544 procédures contre 303 procédures en 2022. Enfin, en zone police à Nouméa, on compte 1,270 kg de cocaïne et 14 kilos d’herbe. On compte ainsi, toujours du côté de la police, l’ouverture de 863 procédures (infractions liées aux stupéfiants), ce qui représente une hausse de 85% par rapport à 2022. De manière générale, en matière de stupéfiants, le parquet a suivi 500 gardes à vue (sur 4300) en 2023. Nous avons gagné en efficacité, avec des moyens plus adaptés, ce qui explique notamment ces indicateurs en augmentation.
Craignez-vous une structuration des réseaux locaux ?
YD : Dans la récente procédure de cocaïne liquide avec une mule, nous avons été confrontés à un couple de trafiquants qui consommaient de manière importante et depuis de longues années de la cocaïne et de l’héroïne. Il s’agissait d’un réseau structuré, oui, mais le périmètre était assez limité avec une trentaine de clients qui évoluaient dans l’environnement des trafiquants. Ce constat est souvent partagé dans les dossiers. On aperçoit donc une multiplicité de petits réseaux qui se développent entre des personnes qui se connaissent et qui consomment les uns et les autres. Certains se livrent aux trafics pour financer leur consommation et bien évidemment, pour capter des revenus illicites notamment eu égard aux tarifs pratiqués sur les drogues de synthèse. La cocaïne se vend à 30 000 francs le gramme après avoir été coupée plusieurs fois. Elle génère donc des revenus très importants pour les trafiquants. Cette cocaïne correspond à un marché singulier composé de personnes qui ont des revenus confortables et qui peuvent financer cette consommation. Et donc, nécessairement, cela reste un marché limité à un profil de consommateur souvent inséré, qui habite à Nouméa ou dans le Grand-Nouméa et qui en fait l’usage dans un contexte festif. D’où l’intérêt pour ces délinquants de choisir un mode opératoire les plus réguliers possibles pour répondre à cette demande parmi ses proches. La question du contrôle des flux aériens, maritimes ou postaux est au cœur de nos préoccupations et nous sommes plus performants.
Quelle est la politique pénale du parquet ?
YD : D’abord, nous déclinons des investigations qui permettent d’établir tous les niveaux de responsabilité, et de s’intéresser à l’ensemble des maillons dans un réseau et notamment les organisateurs. L’idée n’est pas de se limiter aux usagers. Au contraire, nous poussons les investigations, quitte à prendre du temps, pour cerner les têtes de réseaux qu’il s’agisse de cannabis ou de drogue de synthèse. Nous utilisons toutes les procédures que nous pouvons, des mesures alternatives aux poursuites pour les usagers jusqu’à la comparution immédiate (ou à délai différé) ou encore la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) pour les personnes les plus impliquées dans les trafics. Il nous est aussi arrivé d’ouvrir une information judiciaire lorsque les investigations demandent des moyens et du temps.
On parle souvent de santé publique lorsqu’on évoque les enjeux autour des stupéfiants. Un peu moins de la manne financière autour de ces trafics. Comment les enquêteurs s’attachent à retracer ces flux d’argent ?
YD : Dans les enquêtes les plus significatives, nous co-saisissons le groupe interministériel de recherches (GIR) pour déployer toutes les investigations utiles sur le plan patrimonial. Ce sont des enquêteurs spécialisés dans la lutte contre l’économie souterraine (fraudes sociale et fiscale, travail illégal, dissimulation de fonds, blanchiment d’argent…). Il est en effet nécessaire de bien connaître l’environnement financier et matériel des trafiquants. Dans la dernière procédure, nous avons saisi une Jeep Cherokee d’une valeur de plus de trois millions de francs ainsi que du numéraire sur un compte bancaire identifié et exploité. C’est son cœur de mission que d’identifier les avoirs criminels et de mettre en œuvre des mesures de saisies conservatoires en vue de leur confiscation au stade du jugement. C’est un axe important car il permet de frapper là où les délinquants peuvent craindre, c’est-à-dire au portefeuille. L’objectif de la sanction financière est un levier qui doit être largement utilisé.
De l’ice a-t-il déjà été trouvé sur le territoire ?
YD : Jamais, en tout cas, pas depuis quatre ans que je dirige le parquet de Nouméa. Nous sommes très vigilants sur ce produit au vu du fléau que vit la Polynésie française. C’est un produit particulièrement toxique qui alimente une forte délinquance. Nous voulons préserver la Calédonie de ce produit pour éviter qu’elle ne bascule dans cette situation catastrophique.
Dans un mois, une nouvelle ligne aérienne va relier la Nouvelle-Calédonie à Fidji qui offrira des connexions directes vers les États-Unis. Est-ce un point de vigilance pour les autorités ?
YD : Nécessairement. Nous mettrons tout en œuvre pour opérer des mesures de contrôle strictes.
La Nouvelle-Calédonie est-elle un point de passage pour les grandes organisations mondiales pour acheminer de la drogue en Australie ?
YD : Elle peut être concernée, oui, principalement par des trafiquants internationaux qui utilisent la voie maritime. Elle peut contribuer à l’interception de navires comme ce fut le cas en 2017 avec la saisie d’1,4 tonne de cocaïne destinée au marché australien. Récemment, en avril 2020, c’est une collaboration entre les services calédoniens et australiens qui avait permis d’arraisonner le bateau La Fayette avec, à son bord, 992 kilos de méthamphétamine (pour une valeur de 37 milliards de francs). Un bateau-mère qui avait transbordé la marchandise sur le La Fayette en haute-mer était venu accoster au port de Nouméa après une avarie et avait été contrôlé par les douaniers.
Propos recueillis par Jean-Alexis Gallien-Lamarche