Au troisième jour d’audience, le leader de Calédonie ensemble a déposé pendant de longues heures à la barre, mercredi, pour contester les accusations de détournement de fonds publics autour du recrutement de collaborateurs wallisiens. « On a volé de l’argent à personne », a-t-il clamé.
Il a patienté trois jours pour s’exprimer. Et pour Philippe Gomès, c’est long. En attendant que la présidente ne lui donne la parole, mercredi, le leader de Calédonie ensemble a annoté des feuilles blanches sans jamais s’arrêter, ouvrant et refermant des dossiers, comme pour mieux se préparer à l’épreuve qui l’attendait à la barre. Au troisième jour d’audience devant le tribunal correctionnel de Nouméa qui le juge pour détournement de fonds publics (ainsi que Philippe Michel, Martine Lagneau et trois autres prévenus), Philippe Gomès a déposé pendant de longues heures pour clamer son innocence. « Ce dossier, ce n’est pas l’affaire des emplois fictifs de la ville de Paris, ce n’est pas l’affaire des assistants parlementaires de Marine Le Pen au parlement européen. On a fait notre travail. On a volé de l’argent à personne. On a embauché des collaborateurs de terrain pour faire du travail sur le terrain. Il n’y a rien de scandaleux, rien de honteux, rien d’illégal », a-t-il clamé.
La mine concentrée, le torse bombé, l’ancien député de 2012 à 2022 a développé une analyse chirurgicale du « système » qui encadre l’emploi des collaborateurs de cabinet à la province Sud et au Congrès. Il le dit lui-même, la délibération n°100/CP, qui fixe le nombre maximum et le niveau de rémunération des collaborateurs de cabinet, « je la connais par cœur ». « A l’époque, le Congrès a décidé du minimum de contrainte pour les collaborateurs politiques. Je comprends parfaitement que cela choque quand on entend qu’une personne, dont le poste était secrétaire de direction, ne parlait pas le français. Mais c’est ainsi que cela fonctionne. Le groupe politique propose un nom et une rémunération et c’est ensuite aux ressources humaines de proposer la catégorie et la quotité de travail ».
« Optimiser » les crédits collaborateurs
Il en convient, et il l’a répété comme un mantra, les élus de Nouvelle-Calédonie, de tous bords confondus, auraient dû « proposer un changement du système » mais « cela n’a jamais été fait. J’ai toujours pensé qu’il fallait modifier le texte mais cela me paraissait secondaire au vu des enjeux du territoire. A tort car aujourd’hui, je me retrouve devant vous. On a un système de recrutement des collaborateurs qui est mal bâti et dont tous les groupes politiques se sont accommodés. Effectivement, vous ne trouverez pas dans le dossier une seule personne qui ait été embauchée sous une bonne catégorie définie par la délibération ». Philippe Gomès a joué la carte de la pédagogie, mêlant analyses juridiques et anecdotes politiques, pour mieux convaincre les juges de son innocence. En bon stratège, il a essayé d’établir un parallèle avec le cadre réglementaire imposé à l’Assemblée nationale, affirmant qu’il n’était pas demandé « aux députés de définir la fonction exacte du collaborateur de cabinet qu’il recrute ».
A 66 ans, dont presque quarante dans la vie politique calédonienne, le leader de Calédonie ensemble – dont le nom n’apparaît pas dans les statuts du parti – a totalement réfuté les conclusions des juges d’instruction qui l’ont considéré, au terme de l’information judiciaire, comme « l’acteur principal de la mise en place de ce clientélisme ». Quand on lui pose la question de savoir pourquoi son parti était celui qui pratiquait le plus la méthode de « saucissonnage » des crédits collaborateurs comparé aux autres groupes, Philippe Gomès a pleinement assumé ce fonctionnement « pratiqué de longue date ». « Je considère plutôt qu’un collaborateur de terrain à temps plein est un emploi fictif. Cela n’aurait pas été sérieux de recruter un chef coutumier wallisien à temps plein. Ceux-ci ont d’immenses responsabilités à la fois coutumières et culturelles, c’est un boulot toute la journée. Il était suffisant de les prendre une demi-journée ou quelques heures par semaine ». Calédonie ensemble a donc « optimisé » les crédits collaborateurs, assume-t-il, pour « assurer une représentation la plus large possible dans les organisations coutumières wallisiennes et futuniennes ». Sur les 103 collaborateurs dont disposait le parti (province Sud, Congrès, gouvernement…), « 15 postes en moyenne étaient occupés par des Wallisiens ».
« Asseoir un clientélisme »
Il a fallu attendre le milieu d’après-midi pour que Philippe Gomès montre des signes d’agacement : « On parle de collaborateurs politiques. Et vous voulez qu’il soit contre le parti, contre le dirigeant, contre le programme ? » La présidente l’a alors interrogé sur ces fameuses réunions hebdomadaires au foyer de Magenta organisées à partir de 2016. Les prévenus ont toujours affirmé qu’elles avaient été mises en place pour expliquer les réformes entreprises par le parti aux chefs coutumiers payés par l’administration, charge à eux de diffuser l’information dans leur communauté et de faire remonter auprès des cadres du parti les difficultés ou les remarques de la population. La justice, elle, soupçonne plutôt qu’il s’agisse d’un montage pour camoufler le caractère fictif de ces emplois, en les obligeant à se présenter une fois par semaine en réunion. « Votre système n’était-il pas pour asseoir un clientélisme auprès de la communauté wallisienne qui vous offrait un capital électoral conséquent ? », a interrogé le procureur Yves Dupas. « C’est votre opinion », a rétorqué Philippe Gomès, « mais j’ai l’impression qu’on nous accuse d’avoir fait de la politique. Le collaborateur de terrain, c’est mon double, je le choisis de manière discrétionnaire, il partage mes idées, le programme du parti. Mais on voudrait que ce même collaborateur ne fasse pas de politique ? C’est invraisemblable ». Avant d’insister sur le fait qu’il n’avait « jamais été dans la mécanique et dans l’intendance des recrutements des collaborateurs wallisiens ».
Les débats ont été suspendus en toute fin de journée. Les réquisitions et les plaidoiries de la partie civile et de la défense sont attendues jeudi.
Philippe Michel : « Je n’intervenais pas dans le recrutement des collaborateurs »
C’était la première fois qu’il se retrouvait à la barre d’un tribunal correctionnel. Philippe Michel a formellement démenti les accusations de détournement de fonds publics. « Le travail » des collaborateurs wallisiens de Calédonie ensemble « était une réalité ». « Aucun de ces emplois ne peut être qualifié de fictif », a-t-il assuré. Ce que la justice lui reproche, c’est d’avoir signé, en sa qualité de président de la province Sud pendant la période de prévention, les arrêtés de recrutement. Mais à l’entendre, il ne pouvait pas s’y opposer. « J’étais dans une situation de compétence liée. Je n’avais aucun autre choix que de valider le recrutement à partir du moment où le chef de groupe, quel qu’il soit, proposait le recrutement d’un collaborateur ». « Si je comprends bien, vous signez des arrêtés de recrutement sans véritablement les examiner… C’est un peu léger, non ? », a fait remarquer Me Philippe Reuter, avocat de la province Sud. « Je ne prenais pas cela à la légère car j’avais à ma disposition l’ordonnance de non-lieu rendue en 2014 qui était parfaitement claire et qui validait la régularité de ce système. Cette ordonnance des juges avait conclu au fait qu’il n’y avait pas d’infraction. Je ne suis pas juge du système. Je peux dire aussi que la direction des affaires juridiques de la province et la direction des ressources humaines considéraient la même chose », a répondu Philippe Michel, assurant par la suite qu’il n’intervenait pas « dans le circuit de recrutement des collaborateurs » du parti. Interrogé longuement sur l’effectivité de l’emploi de ceux-ci, le responsable politique a démenti « toute visée électorale ». « Nous avons recruté des chefs coutumiers qui étaient des militants du parti de longue date. Notre objectif n’était pas d’acheter des suffrages au sein de la communauté mais d’avoir des relais de proximité, ce qui existait aussi dans la communauté kanak et polynésienne ». Admettant malgré tout ne pas avoir eu connaissance « d’éléments écrits » de la part de ces collaborateurs pour « faire remonter des informations de terrain », Philippe Michel s’est défendu ardemment : « Il y a une incompréhension. Ce que les uns voient comme un système pour capter des voix est un choix politique délibéré de Calédonie ensemble. Tous les groupes politiques fonctionnent de cette manière. C’est une pratique générale ». Une position évidemment différente des conclusions des juges d’instruction qui écrivent dans leur ordonnance que Philippe Michel, « en sa qualité d’ordonnateur du budget de la province Sud », avait pour mission « de contrôler et de vérifier l’effectivité des missions imparties à tous les agents de la province Sud, les collaborateurs des groupes d’élus en faisant partie ».
Un « saucissonnage » des crédits qui pose question
Depuis l’ouverture des débats, les deux procureurs, Yves Dupas et Fanny Philibert, ont insisté sur « l’émiettement » des « crédits collaborateurs » dont disposait Calédonie ensemble pour ventiler le maximum de collaborateurs. Les magistrats ont ainsi notamment régulièrement cité le responsable des ressources humaines de la province Sud qui a affirmé dans le dossier que Calédonie ensemble se démarquait des autres groupes d’élus en recrutant plusieurs personnes sur un seul poste budgétaire. « Calédonie ensemble a largement appliqué et dévoyé la possibilité de fractionner en plusieurs temps partiels un même poste de collaborateur de cabinet d’un élu de la province Sud », écrivent les juges d’instruction dans leur ordonnance de renvoi. L’enquête a démontré que certains collaborateurs wallisiens avaient été recrutés avec des quotités de temps de travail très faibles : 11%, 12%, 19%… Il s’agit à chaque fois de « chargé de mission », de « conseiller spécial », de « secrétaire de direction » ou encore « d’agents ». Ainsi, un poste de catégorie A pouvait être découpé en sept postes de collaborateurs différents. « Cet émiettement des postes de collaborateurs ne se justifie que par la volonté de recruter le maximum de chefs coutumiers […] Une exploitation était réalisée concernant les fiches de présence des ‘collaborateurs W&F’ et leur temps de travail. Hormis le travail associé au temps passé en réunion, aucun élément objectif ne permettait de décrire le travail effectué en dehors de celles-ci », peut-on lire dans le document judiciaire. Plus précisément, sur les comptes rendus des réunions qui se tenaient chaque mardi au foyer de Magenta, « aucun n’évoquait une tâche ou une mission dévolue spécifiquement aux collaborateurs wallisiens en lien avec les postes sur lesquels ils avaient été recrutés ». Plus embêtant encore pour les prévenus, l’analyse des documents a montré que les chefs coutumiers n’étaient pas embauchés sur la base de compétences professionnelles particulières mais en fonction de leur rang dans la hiérarchie coutumière.
Jean-Alexis Gallien-Lamarche